Aujourd’hui, ma fille a deux ans.
Et moi, je vais en avoir 40 dans quelques mois. Deux mois.
Je le sens depuis quelques temps déjà, le poids des ans et même, je commence à le voir physiquement, mais pas psychologiquement, pas tellement.
Certes, je ne sors plus tous les weekends faire la chouille ou danser en boite. Non, merci. Je ne sais pas si tu es déjà allé en boite récemment, c’est très différent de mes souvenirs de jeune majeure . Les hommes, jeunes ou moins jeunes, ont un comportement franchement lourd. Et moi, si je suis là, ce n’est pas pour qu’on me colle contre un torse moite en essayant de me fourrer une langue chargée dans l’oreille et de poser des mains fébriles sur mon cul, si je vais en boite de nuit, c’est pour danser. Dingue ! Mais c’est compliqué, du coup, j’y vais plus. Sincèrement, ça ne me manque pas, du tout. De toute façon, faire une nuit blanche, c’est plus très compatible avec ma santé mentale. J’ai de nouveau besoin d’un certain nombre d’heures de sommeil consécutives afin de ne tuer personne les quelques jours suivants.
Par contre, je me sens en léger décalage avec certaines personnes de mon âge. Je les trouve d’un ennui sérieux terrifiant. Peut-être qu’ils ont toujours été comme ça ? Est-ce que lorsque l’on est adulte on glisse doucement mais sûrement vers l’austérité ? Y a t’il un manche à balais invisible qui s’enfonce inéluctablement dans nos fondements sans que l’on s’en rende compte ? Je veux dire, on peut être sérieux, responsable sans donner l’impression que tous les événements de la vie sont Graves.
Il est possible que ces gens là me vois comme une nana légèrement immature, avec mes centres d’intérêt d’ado attardée. Qui sait ? Toujours est-il que lorsque l’on se croise pendant des soirées, on n’a pas grand chose à se dire en dehors des banalités ménagères et que l’on se toise, en chiens de fusils, après qu’ils aient refusé un joint qui tournait en faisant une moue de dégout.
On change, on évolue avec le temps, plus ou moins radicalement. Si bien que l’on s’éloigne de gens dont on était proches. Le tourbillon de la vie, Édith.
C’est pas grave, mais ça rend nostalgique.
On se souvient de ceux avec lesquels on a partagé tant d’expériences, de premières (et dernières) fois. On garde en mémoire des fous rires tonitruants pour tout et rien, des anecdotes que l’on raconte, ou pas, à ses nouveaux amis, à ses enfants. Une époque plutôt insouciante où, alors, on était seulement responsable de soi-même. Et on en profitait, à s’en faire exploser la cervelle.
Il y a vingt ans, j’avais un groupe d’amis, comme moi, mi étudiants, mi saisonniers, mi branleurs. On se retrouvait souvent, dans un pub sur le port, le QG, lieu de ralliement et point de départ vers nos nuits de « fête tout, fête rien ». On buvait, on fumait, on faisait de la musique, on refaisait le monde. Modération n’était jamais présente, pas sûre qu’elle se serait beaucoup amusée. Pourtant, il ne nous est jamais rien arrivé de vraiment méchant. On devait avoir le cul sacrément bordé de nouilles, parce qu’on n’était pas très raisonnable, à 20 ans. Là, tu vois, ce genre d’aventures, je ne les conterai pas à mes gosses, ce ne sont pas de bons exemples à suivre, pas plus que je ne leur dirai dans quelles conditions réelles j’ai obtenu mon BAC après avoir déserté définitivement l’école au matin de mes 16 ans. Peut-être que je leur dirai certaines choses sur mes erreurs de jouvencelle comme celle qui leur aurait valu d’avoir un très grand frère.
Puis il y a eu une dizaine d’années de flottement dans ma vie. Des années pendant lesquelles, malgré les grands changements, j’ai à peine joué le rôle principal, le minimum syndical. J’ai laissé le temps couler, la routine me bercer, me déconnecter de celle que j’étais. Au point que, je ne le savais plus vraiment. Et il y a eu les sursauts, le coup de pied au fond pour remonter à l’air libre, reprendre de l’oxygène.
A presque 40 ans, j’ai plus de projets et d’envies que je n’en ai eu en 20 ans, je suis comme une de ces plantes à la floraison tardive. Late bloomer, ça s’appelle, en anglais. Alors je ne peux pas faire comme si tout était joué, tous les pions posés, j’ai laissé la partie en suspend longtemps, j’ai observé le plateau, fomenté la stratégie. J’ai encore tellement de coups à tenter avant de savoir si la partie est gagnée.
Il y a cette urgence qui me rappelle que j’ai déjà probablement vécu la moitié de ma vie, l’ordre des choses qui fait qu’autour de moi, les gens partent pour une vie ailleurs, loin, ou pour toujours. Ça a commencé lorsque je n’ai plus été la petite fille de personne. Un matin, je n’avais plus de grands-parents. C’est quelque chose… C’est une histoire qui se termine. Le mot « Fin » à une part d’enfance. Puis les parents d’amis proches qui tombent malades, des maladies qui font peur, qui démunissent, qui amenuisent et qui emportent et tu te dis qu’il pourrait venir, ton tour, à toi, en regardant tes parents et leur « coup de vieux » qui n’en finit pas de frapper. Les parents vieillissent et les enfants grandissent. Ils t’échappent, tu le sais, même s’il reste encore du temps. Mais il ne faut pas trop s’attarder à écouter ces peurs qui viennent susurrer à ton oreille que tu ne peux pas empêcher le temps de continuer sa course. Un jour, je serai orpheline, un jour mes enfants voleront de leur propres ailes, je ne pourrai plus les protéger. Ça aussi, c’est difficile à appréhender, l’Amour que l’on a pour ses enfants vient avec la plus grande trouille qui soit, au moment même ou tu sais qu’ils vivent en toi, tous les jours, tout le temps, tu as peur pour eux. Une peur que tu n’as jamais ressenti ni pour toi-même, ni pour personne d’autre que les fruits de tes entrailles (Ho Ho Ho). Il faut faire avec, ne pas la laisser être la mère de tes gosses, cette trouille, se dire que ça ne sera pas nous, toutes ces horreurs qu’on entend, qu’on voit. Cette lucidité me permet de ne pas prendre trop à cœur les petites broutilles qui me blessent dans mes relations aux autres. Je commence enfin à appliquer le concept de résilience, c’est pas tellement que j’y ai travaillé, ça s’impose à moi, parce que le temps n’est pas étirable à l’infini et que j’ai de moins en moins le luxe de le dilapider.
Je vais avoir 40 ans. C’est bien comme ça. C’est une multitude de commencements, de souvenirs, d’histoires à venir.